« Assieds-toi sur cette pierre », poème de Jan Kasprowicz

Rochers à Züschen (Oberhessen), 1885, Fritz von Wille

     Assieds-toi sur cette pierre

Assieds-toi sur cette pierre, tombée
Des hauts rochers séculaires,
Et à travers le bruit éternel du torrent,
Viens parler avec Dieu.

Je sais : tu ne pourras comprendre Son énigme,
Mais, de loin, tu entendras
Un souffle plein de mystère,
Celui du Dieu de bonté, du Tout-puissant,
Qui accompagne les chemins de ta destinée.

Et quand tu seras absorbé dans ce bruit éternel
Du torrent, qui vient depuis les montagnes
Cachées au-delà des mondes,
Alors, ne t’inquiètes plus du jour qui vient,
Car le fil de ta destinée, sache-le,
Est tissé sur une quenouille invisible,
Par la main de Dieu.

Si tu es le fils de la lumière,
Tes lendemains aussi seront lumineux,
Mais, si la Terre a pleuré
Le jour de ton anniversaire
Sous la charge lourde de l’obscurité,
Tu ne pourras trouver la force, en toi,
Pour extraire de l’ombre des étoiles
Cette lueur qui permet d’éclairer ta destinée.

Ne te force pas à agir, et ne cherche pas non plus
À donner un frein à ta rébellion :
Le cri et la colère sont, aux mains des peuples,
Leurs compagnons, ils viennent
De leurs mains qui se soulèvent
Contre ce qui demain va s’accomplir…

Ton devoir est de t’asseoir
Sur cette pierre, tombée
Des hauts rochers séculaires,
Et de parler avec Dieu
À travers le bruit éternel du torrent,
Ton rôle est de porter l’aveu de l’éternité
Aux peuples qui grondent et qui crient,
Cet aveu empli de souffles lointains et secrets,
Où le Dieu tout-puissant, plein de bonté,
Accompagne, au loin, les chemins de leurs destinées.

Traduit par Chantal Lainé

CC BY-NC-SA

Texte original: Antologia Młodej Polski

Image domaine public: wikimedia

« Je te salue », poème de Jan Kasprowicz

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Je te salue

Bien que tu me secoues et me jettes sur une vague écumante,
Comme la tempête en mer le fait avec les restes d’un vaisseau,
Là où le soleil ne parviendra pas à brûler mes nuages,
Là où chacun de mes cris meurt et se perd dans l’horizon sourd
Du chaos —

Bien que tu verses dans mon âme des sources de fiel
Et que ma pensée en arrive parfois à penser dans la contradiction,
Bien que je prononce des imprécations
Contre moi-même et contre mes proches, quand tes soucis
S’emparent de moi —

Bien que tu m’aies marqué et béni de ton sceau ensanglanté,
Quand tu te tenais, debout et pâle, au-dessus de mon berceau ;
Bien qu’à cause de toi, je sois parfois comme un vieillard,
Et que la mort me semble si proche
Sous le bruit de ses ailes :

Je te salue, ô toi, dépourvue de rayon de lumière
Qui caresse les cœurs morts avec la lueur d’une espérance,
Toi, qui enveloppée dans un manteau d’ombre sans fond,
Es la source de mon chant et la mère de mon inspiration, je te salue,
Ô douleur !…

Traduit par Chantal Lainé

CC BY-NC-SA

Texte original: Antologia Młodej Polski

Image domaine public: pinakoteka

« Mon âme descend dans les ténèbres », poème de Jan Kasprowicz

Scène de nuit, Carl Rudolph Krafft (1884 - 1938)

Mon âme descend dans les ténèbres

Hélas ! il me semble parfois,
quand je marche ainsi seul
Dans l’or paisible du crépuscule,
absorbé dans un rêve,
Que l’ombre allongée qui se lève
sous mes pieds, et qui couche son ombre
Sur le parterre de milliers d’herbes,
ne trouve pas son origine en moi.

Mais, qu’une vague du passé l’a fait venir,
ou des profondeurs émanant des jours futurs —
Là-bas, au loin, où la terre se termine —
il me semble qu’un règne inconnu
S’est penché depuis l’horizon lointain,
et que le soleil du jour qui brille, à présent,
En mourant, jette sur ces champs
l’ombre livide d’une autre existence.

La tristesse s’empare de mon âme, quand je pense
aux cimes mystérieuses perdues au loin,
Une peur lugubre cependant
me frôle et entre dans mon cœur :
Hélas ! je vois un abîme à mes pieds,
recouvert par les linceuls sombres
Des nébuleuses, qui respire et qui pousse
un souffle profond et tranquille…
Comme devant ce qui annonce le trépas,
tourné vers les pourpres du ciel,
   Je tremble dans le silence du crépuscule —
devant mon ombre même…

Traduit par Chantal Lainé

CC BY-NC-SA

Texte original: Antologia Młodej Polski

Image domaine public: wikimedia

Biographie de Jan Kasprowicz (1860-1926)

439px-page008a-pl_jan_kasprowicz-dziela_poetyckie_t-1Jan Kasprowicz, le poète et l’espoir de la révolution

Jan Kasprowicz (12 décembre 1860 – 1er août 1926) est un poète, dramaturge, critique littéraire et traducteur polonais. Il est né à Szymborze, au nord-ouest de la Pologne. Malgré ses origines modestes, il obtient son baccalauréat en 1884, il étudie la philosophie et la littérature, il acquiert une formation universitaire et rédige des articles pour diverses revues étudiantes. En 1886, il épouse Teodozja Szymańska, mais ils se séparent au bout de quelques mois. Durant ses études, il est arrêté à plusieurs reprises pour ses activités au sein de groupes militants socialistes. En 1888, après avoir été libéré de prison, à 28 ans, il déménage à Lvov où il passe la plus grande partie de sa vie. Renommé pour être un titan de travail, à la force inépuisable, selon le poète Stanisław Lem, il est souvent entouré de beaucoup d’amis. Autodidacte, outre ses talents d’écrivain et de critique littéraire, il maîtrise le grec et le latin, le français et l’anglais, ce qui lui a permis de traduire des écrivains comme Shakespeare, Shelley, Euripide, Eschyle, Goethe, Byron, Hauptmann, Ibsen, Wilde, Marlowe, Rostand, Vauvenargues, Bertrand, Rimbaud, Maeterlinck, etc. Son premier recueil de Poésies [Poezje] en 1889 annonce déjà la portée de son œuvre et la place qu’il attribue au peuple, son espérance dans la force du peuple. Sa poésie, tout comme le plupart des poètes de la « Jeune Pologne », se caractérise en effet par un profond humanisme, une espérance dans l’avenir et dans le peuple, en même temps qu’un désespoir face à la réalité tragique du présent.

L’époque à laquelle il vit est parmi l’une des époques les plus tragiques de l’histoire de la Pologne et des plus difficiles à vivre, y compris pour les artistes et les poètes. Au fur et à mesure des années, il édite d’autres recueils, dont un recueil en 1898 Le Buisson de rosier sauvage [Krzak dzikiej róży] qui affirmera sa place parmi les poètes polonais, ainsi que des pièces de théâtre, en parallèle de ses traductions. En 1899, à presque 40 ans, il vit une tragédie personnelle, sa seconde femme, Jadwiga Gąsowska, dont il a eu 2 filles, le quitte pour vivre avec un autre poète, Stanisław Przybyszewski. De 1900 à 1906, il collabore à deux revues majeures en Pologne, Le Courrier polonais [Kurier Polski] et Le Mot de Pologne [Słowo Polskie]. En 1904, il passe un doctorat avec pour sujet « Le lyrisme de Teofil Lenartowicz », un poète romantique du 19ème siècle. En 1909, à 49 ans, il prend la responsabilité de l’unité de littérature comparée à l’Université de Lvov, unité créée pour ses propres travaux. En 1911, il épouse une italienne, Maria Bunin, âgée de 19 ans, fille d’un général qu’il rencontre lors d’un voyage en train. Sur la fin de sa vie, il est recteur de l’Université Jan Kazimierz à Lvov, puis, en 1923, il s’installe dans les Tatras, au sud de la Pologne, dans la villa Harenda. Il y meurt le 1er août 1926, dans cette région montagneuse de Zakopane, qui symbolise dans sa poésie la liberté et l’idéal de la révolution, une nature et des montagnes qui culminent dans les hauteurs, tout comme les rêves des hommes culminent, perdus dans le ciel et les étoiles.

D’origine modeste, mais marqué par l’enseignement de la philosophie, la poésie de Jan Kasprowicz porte cette dualité entre la réalité humaine, terrestre, d’une part, et le règne supérieur des idées, l’interrogation sur l’essence de l’être, d’autre part. Sa poésie s’adresse souvent et met en scène le peuple, un peuple poétisé, comme étant une force qui porte l’espoir de la révolution. Le poète voit l’avenir à travers ce peuple. Mais dans ce peuple, il y voit surtout la grandeur et la force, il y associe la grandeur des forces de la nature, notamment les mers et les montagnes. Un lien unit la nature et les peuples : ce qui les rend semblable c’est leur grandeur, leur caractère imprévisible et leur capacité à renverser ce qui est d’ores et déjà établi. Le poète inscrit de cette manière la révolution des peuples dans l’ordre de la nature, comme ce qui fait partie du mouvement de la nature, car la nature elle-même renverse les éléments et produit des changements spectaculaires, du jour au lendemain. La révolution apparaît ainsi comme une force de la nature, une force inscrite dans les éléments de la nature, et le peuple se fait le médiateur de cette force au niveau de l’histoire de l’humanité. Il rétablit un ordre naturel dans l’histoire des hommes, il rétablit la révolution comme une force naturelle propre à toute chose dans l’univers, propre à tout être vivant, ce par quoi le monde existe. Il donne dans sa poésie un sens philosophique à la révolution : ce n’est pas seulement la révolution sociale des hommes, la révolution est avant tout une force de l’univers, une force qui habite tout être vivant, et pas seulement les hommes, une force qui témoigne d’un dynamisme constant de l’univers. C’est ce qui fait la beauté et la force de sa poésie, une philosophie qui s’incarne dans la nature et qui exprime la force révolutionnaire, l’espérance de toute une génération, pour qui ce rêve a permis de résister au désespoir et de continuer à croire en l’avenir, qui fait que la révolution doit arriver car elle est inscrite dans l’ordre de l’univers et qu’il est donc impossible d’échapper à ce qui est inscrit dans l’existence même du monde.

CC BY-NC-SA

Image domaine public: wikimedia

« Jette au loin, mon âme », poème de Jan Kasprowicz

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Jette au loin, mon âme

Jette au loin, mon âme, ces feuilles jaunies qui te recouvrent,
Redresses-toi comme les êtres forts et en santé, qui croient
À la joie du printemps, avec la venue des premiers rayons chauds !

Que des sources d’eau douce en toi, sortent et se heurtent,
Qu’elles coulent à flots et se mêlent aux cours d’eau voisins,
Qui dans la douleur ressemblent à des guerriers défaillants.

Bois et aspire en elles cette force, qui transforme
Les derniers moments d’une bataille en un triomphe éclatant de la vie,
Dépossédant la mort blanche et hâve du piège tendu…

Quoi ? es-tu en train de tomber ? L’heure de ta flétrissure
Serait donc arrivée, comme pour ces plantes et pour ces herbes
Qui se fanent dans un quelconque endroit, à l’abri de la forêt ?

Oui ! car, bien que tu embrasses le vaste monde aux alentours,
Tu n’es point plus forte, mon âme, que cette petite plante sous tes yeux…

Traduit par Chantal Lainé

CC BY-NC-SA

Texte original: Antologia Młodej Polski

Image domaine public: pinakoteka