« Parle-moi encore », poème de Kazimierz Tetmajer

Olga Boznańska, Fleurs, ca.1930

 

 

 

 

 

 

(cycle des Préludes)

Parle-moi encore… C’est une telle parole
Que j’attendais depuis des années. Chacun de tes mots
Eveille de doux frissons dans mon cœur — —
Parle-moi encore…

Parle-moi encore… Les gens ne nous entendent pas,
Tes mots étrangement m’abreuvent et me bercent,
Comme d’une fleur, je me réjouis de chacun de tes mots —
Parle-moi encore…

Traduit par Chantal Lainé

CC BY-NC-SA

Texte original: Antologia Młodej Polski

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« Mon péché », poème de Kornel Makuszyński

Baignade des nymphes, Carl Spitzweg, 1865

 

 

 

 

 

 

MON PÉCHÉ

J’ai perdu mon péché, le plus précieux de tous mes trésors,
Alors que je poursuivais une naïade nue entre les rochers,
Lui arrachant de mes mains, en courant, des épis de tresses d’or,
Faisant saigner, comme un fou, mes lèvres avec mes dents.

J’ai perdu mon péché. Un éclat trouble couvre aujourd’hui mes yeux,
Je n’entends rien et je marche comme un homme pris par la fièvre ;
Comme des oiseaux aveugles, mes pensées volent de travers,
Je ne rêve plus, aucune force ne peut m’emporter dans son vol.

J’ai envoyé des messagers vers les précipices et sur les falaises :
L’un d’eux m’a rapporté un arc-en-ciel du sourire des eaux,
Le second m’a ramené un diamant, le troisième a ramené le soleil,
Mais tous, en désespoir, car aucun ne put retrouver mon péché.

Je ne me plains pas dans l’obscurité de ce jour horrible,
Parce que la perte est plus importante que le pouvoir du deuil,
L’attente seule brille au fond de mes yeux élargis,
J’attends patiemment une maladie qui me donnera la mort,

J’ai perdu mon péché, je suis donc le plus misérable des mendiants,
La vie m’a même pris ma besace de pauvre…
Je fais des prières, je ne manque pas de louanges envers Dieu,
Je peux encore être un saint, si j’entre dans le giron de la sainteté.

Par conséquent, je chanterai des hymnes dans la foule
Des prêtres pharisaïques, excessivement fourbe dans mes prières,
Ou alors, que le Seigneur m’envoie un ange dans un bruit d’ailes,
Et m’aide à retrouver mon merveilleux péché parmi les rochers.

Traduit par Chantal Lainé

CC BY-NC-SA

Texte original: Antologia Młodej Polski

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« L’hôte », poème de Leopold Staff

Eugeniusz Zak Mohylno, Le mendiant, 1920-1921L’HÔTE

Reposes-toi dans ma demeure…
Tu es la souffrance — je te connais.
Tu erres au milieu des champs
Avec des habits de mendiant…
Ô, frère !
J’ai un verger et une ruche d’or,
Du pain et du sel,
Dans ma maison…

Qui mange de mon pain
Calmera et apaisera sa faim…
Ô, bois de mon miel ! —
Si tu as besoin de repos et de rêve,
La chaleur du ciel
Ne traverse pas la fraîcheur de mes tilleuls…
Dépêche-toi ! Prends de mon bétail
Et de mon pain…

Car, avant que tu aies emporté tout cela
En même temps que mon cœur,
Tu auras abandonné à la face du jour
Ma chaumière basse,
Pour ne pas connaître de plus près
Les dangers que je sais :
De savoir que tout
N’est seulement qu’un rêve…

Et toi, et moi…

Traduit par Chantal Lainé

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Texte original: Antologia Młodej Polski

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« Berceuse », poème de Marya Szpyrkówna

Krzyż na rozstaju, 1906, Michał Wywiórski (Gorstkin)

Berceuse

— Dormez, beaux rêves de jeunesse !…
sur vous, j’étends le marbre,
et j’y pose une croix noire —
que je couronne d’épine fleurie,
le tombeau, je l’orne de fleurs pâles —
et, en silence, je le bénis… —
Pour vous n’est pas le souffle froid,
non plus l’existence terrestre,
ni la douleur insurmontable.
— pour vous sont les ombres éternelles,
et l’habit de brumes chétives,
ainsi que la pierre tombale…
Couronnés de brume céleste,
et tramés d’un silence perpétuel,
reposez dans la pureté blanche —
que, près de vous, les épines fleurissent,
et qu’elles vous bercent
près des luths de leurs anges…

Traduit par Chantal Lainé

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Texte original issu du recueil « Zwrotki jesienne » (1911)

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« Nocturne », poème de Marya Szpyrkówna

Zmrok, 1900, Jan Stanisławski

Nocturne
(Musique)

Où ce rêve,
            où est-il ?…
ce doux murmure
            dans la nuit calme ?…
Où ce frisson
des arbres qui rêvent,
            et ces lilas
            aux senteurs sauvages ?…
Où est-il, ce mois de mai,
            et son charme, où est-il,
où donc se trouve mon rêve d’or ?…
                        Dites, où ça ?…
                        où est-il… dites…
Ces jours-là ne sont plus
mais l’automne, le brouillard —
et dans ce brouillard au creux de la nuit,
quelque chose se plaint, et sanglote…
quelque chose qui vibre et se tord, et qui crie
comme l’éclat dissonant des cordes,
ou le son plaintif d’une cloche brisée…
Et le cri disparu dans les
profondeurs de cette âme en peine —
réveille là-bas le choeur
doré des heures anciennes :
tous ces jours déjà passés,
et tous ces rêves dans la nuit douce,
et dans l’obscurité des arbres, ce murmure
et l’odeur enivrante des lilas…
            Les brouillards sont emplis
            d’un étrange murmure —
            l’âme ne répond
            que d’une plainte étrange…
Et la vue du bonheur à travers ce brouillard
se verse dans l’âme, qui ainsi —
                        Oh, pleure…
                        pleure… et pleure…

Traduit par Chantal Lainé

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Texte original issu du recueil « Zwrotki jesienne » (1911)

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« Je vois l’énorme feu des steppes… », poème de Marya Szpyrkówna

Pejzaż z Sieniawy nad Rosią, 1903, Jan Stanisławski

Je vois l’énorme feu des steppes, au-dessus duquel
passent et scintillent les papillons de nuit…
— Le bonheur resplendit, il est proche et radieux,
Mais dans un instant ?… qu’en sera-t-il, au juste ?…
— Un coup de vent l’embrase — et l’emporte à mes pieds…
Ce qui rampe et remue encore… les ailes pourtant — brûlées…
— Et, troublée, je regarde ce voile sombre et ramassé
des brouillards qui errent en fumées à travers les steppes…

Traduit par Chantal Lainé

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Texte original issu du recueil « Zwrotki jesienne » (1911)

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« Le bonheur… », poème de Marya Szpyrkówna

Róże, 1900,Olga Boznańska

… — Le bonheur — cette fleur rare et blanche,
ne fleurit qu’une seule fois,
sur tout le malheur des longues années…

Traduit par Chantal Lainé

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Texte original issu du recueil « Zwrotki jesienne » (1911)

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« La tentation », poème de Maria Komornicka

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

La tentation

Je suis attirée par le visage du mal et sa beauté de sphinx —
Je suis attirée par l’abîme noir-flamboyant —
Par ses secrets insondables —
Par ses éclairs tranchants, brillants, splendides,
Et par l’odeur fauve du pelage roux.

Le souffle chaud du démon brûle
Ma nuque découverte, mes seins nus —
J’entends le chœur des damnés, au loin,
Le craquement des arbres secs, le fracas de l’acier —
Et je tremble… et réponds en frémissant des lèvres…

Sur les herbes rugueuses du marécage —
Mes pieds lavés, nus — se sont avancés —
Devant moi, brûle le feu d’une aube en sang —
Derrière, les murmures sans voix de la peur…

Et le pleur lointain d’une cascade…

Traduit par Chantal Lainé

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Texte original: Antologia Młodej Polski

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« Au croisement des routes », poème de Maria Komornicka

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Au croisement des routes

Où vas-tu ainsi nue ?
— Chercher le manteau cousu avec les bourrasques d’étoiles.
— Tu es seule ? — les derniers lambeaux de dépouilles pourrissent à l’air libre.
— D’où viens-tu ? — Dans les marais de la mort, la fleur libère son parfum, danse et brille.
— As-tu faim ? — Mes entrailles ont été dévorées par les vautours de la convoitise.
— Veux-tu fuir ? — Un regard froid, pesant, me poursuit depuis cet abîme.
— Tu avances sans regrets ? — Tes enfants ne pleurent pas la perte de leur mère.
— Reviendras-tu sur tes pas ? — Dans cette âme, des taillis rêveurs sont éclairés par la lune,
Et tu sentiras l’éclair de la peur absolue, quand sa lumière traversera ta poitrine.
— Arrête-toi, un instant. — La paille récoltée à l’automne brûle la plante de mes pieds.
— Je te prendrai dans mes mains. — Non, tes yeux sifflent comme ceux d’une vipère.
— Tu es très belle ! — Tout ce qui meurt est beau — quand on le voit passer dans le temps.
— Pousse donc la porte de ton ancienne demeure. J’y ferai un feu de bois noir.
— Ton feu fait trop de fumée — et j’entends de trop près les cris des loups.
— Tu es des nôtres, pourtant ! — Je l’étais, autrefois. Aujourd’hui, je suis libre, seule, je n’appartiens à personne.

Traduit par Chantal Lainé

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Texte original: Antologia Młodej Polski

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« Nocturne », poème de Franciszek Pik (Mirandola)

Vue sur Overschie au clair de lune, 1872, Johan Barthold Jongkind

Nocturne
(Vision du printemps)

Printemps éclos. — Le lys ouvre son calice blanc. Sur le sol
Morne, les iris brillants ont fleuri. Ils ont des reflets
Bleus, qui changent, comme des étoiles précipitées à terre par le vent.
Dans les rayons blancs de la lune,
La rue, près du vieux parc,
                                                Somnole.

Le printemps ouvre avec crainte, et seulement de nuit, les calices
Des fleurs touchées par la faiblesse — j’entends sa douce respiration —
Et les arbres tremblent.
L’eau, devenue une rivière qui charrie des flots,
A l’éclat de l’argent désormais et ses reflets vivent.

Ah ! quand l’ombre de la nuit s’abreuve de tous ces éclats qui brillent,
Quand le blanc de la lune se déverse sur ce désert vierge,
À cet instant seulement, j’ai l’unique impression que les fleurs
Ont fleuri de toutes parts ! Et ma vision est en vie.

Car, le jour, elle se cache encore dans les brins noués du soleil,
Comme la tête d’un enfant malade dans ses boucles de cheveux blonds,
Et ouvrant de temps à autre ses yeux pâles et déteints,
Pour dessiner un cercle au sol, de son regard ivre et rêveur,
Le monde ressemble alors à une auberge abandonnée.

On ne voit plus rien, le printemps referme à présent son calice blanc,
Les iris lumineux ont fui l’herbe sombre et monotone,
Les peupliers sont seuls à couvrir la terre de leurs longs traits —
Dans les rayons blancs de la lune,
La rue, près du vieux parc,
                                                Somnole.

Traduit par Chantal Lainé

CC BY-NC-SA

Texte original: Antologia Młodej Polski

Image domaine public: wikimedia